Issu de sa thèse Paris en vert. Jardins, nature et culture urbaines au XVIIIe siècle, soutenue en 2019 à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, l’ouvrage de Jan Synowiecki est publié dans la collection “L’environnement a une histoire”, créée par Grégory Quénet en 2010. L’objectif de cette collection est de proposer une approche de l’histoire de l’environnement sous des angles qui mêlent à la fois des interactions culturelles, économiques, politiques et sociales.
Si nous pensions tout connaître sur les jardins parisiens au regard de l’historiographie, l’ouvrage de Jan Synowiecki nous détrompe : il montre combien il existait de lacunes quant à leur réalité physique et sociale, voire politique, dans le tissu urbain. “Par sa nature”, le jardin a longtemps été perçu comme étant “la quintessence de la civilité et de l’urbanité”, un espace offrant paix, sérénité et harmonie dans une ville en mouvement. Le propos de l’auteur est de revenir sur cette image d’Épinal du jardin, de l’aborder autrement que comme un isolat inscrit dans un tissu urbain mais comme un “système ouvert, matériel et vivant”. Par le biais du jardin, c’est enrichir l’histoire de Paris, non par ses aspects sociaux et culturels mais par la matérialité de ses espaces publics. À l’appui d’archives institutionnelles et de publications contemporaines aux XVIIe et XVIIIe siècles, J. Synowiecki met en évidence que, malgré ses murs ou ses grilles présumés le rendre imperméable aux désordres de la vie urbaine, le jardin est un lieu continuellement agité par des tensions, des négociations entre les administrations royales désireuses d’imposer un certain absolutisme, les autorités de la ville, les régisseurs proprement dits du jardin et les “consommateurs” aux multiples profils sociaux. C’est le principal leitmotiv du livre: tout ce qui est relatif à la régulation de la nature dans le jardin et dans la ville est sujet à des pourparlers entre de nombreux et différents protagonistes comme en attestent les multiples doléances et l’abondante correspondance entre les parties qui en résulte.
Le jardin devient alors un “laboratoire” pour illustrer les contradictions sur la place de la nature dans la capitale française au siècle des Lumières, pour analyser la fonction du végétal face à une expansion urbaine, et pour étudier les pratiques sociales et usagères d’un espace voué à être accessible à l’ensemble de la population. Pour servir sa démonstration, l’auteur multiplie les exemples, prenant en compte la plupart des jardins royaux et princiers, et quelques jardins privés de la capitale, depuis 1680 jusqu’à la Révolution. Fréquemment cités, le Luxembourg, les Tuileries, le Palais Royal et le Jardin du roi (ou Jardin des Plantes) témoignent des incessantes tractations que suscitent la gestion, l’aménagement, l’agrandissement et la fréquentation des espaces jardiniers.
L’ouvrage se compose de huit chapitres répartis en trois parties selon trois points de vue : le jardin entre ses murs, sa vocation en ville et ses pratiques sociales.
Ainsi, la première partie s’intéresse au végétal et à son instrumentalisation. Au-delà de la réflexion sur comment multiplier, préserver et conserver les plantes qualifiées d’“utiles” dans l’écosystème artificiel du Jardin du roi, il s’agit de réguler, à défaut de l’éliminer, toute “délinquance végétale” et de limiter l’empreinte des hommes. À lui seul, l’arbre du jardin suscite des conflits entre les autorités administratives, soucieuses de respecter l’esthétique du jardin, les jardiniers-élagueurs, les riverains gênés par l’ombre ou l’humidité produite par l’arbre et les pamphlétaires qui n’hésitent pas à l’utiliser comme support de leur harangue. Avec l’arbre, c’est aussi la problématique des regarnis dont les pépinières sont les principales pourvoyeuses, et par extension, celle de la commercialisation du végétal. Dans cette nature ordonnée, maîtrisée, esthétisée, l’animal est un perturbateur qu’il faut contrôler (le chien), éliminer (les chenilles, les taupes) ou conserver (les oiseaux, les poissons), suivant en cela une notion, plus empirique que scientifique, du nuisible et du non-nuisible.
Dans la deuxième partie, le jardin est scruté sous l’angle de sa fonction présumée prophylactique, faisant intervenir un autre type d’acteurs, tels les médecins, les naturalistes et les chimistes. Le jardin a pour vocation de fournir un “air libre et pur” aux effluves balsamiques bienfaisantes et de jouer le rôle d’antidote face à un réseau urbain producteur de pollution. L’utopie est d’organiser la ville en un vaste espace végétalisé afin d’y faire circuler un air sain et salvateur généré par les plantes et les arbres. Or, émerge une contradiction : le jardin est source de miasmes, d’immondices occasionnés par ses visiteurs. Pour y remédier, il convient d’installer des latrines sans gâter l’esthétique du jardin, préoccupation récurrente chez les administrateurs. S’il est possible de réduire les nuisances olfactives du jardin, en revanche, cela l’est moins face aux industries qui l’environnent. Sous le prétexte d’épargner les plantes du Jardin du roi de tout air infecté, la pollution est l’un des arguments majeurs pour circonscrire les professions et les entreprises polluantes et agrandir l’espace végétalisé. Seulement, entretenir un espace végétal exige un approvisionnement régulier en eau. Ce besoin constant d’irrigation est au cœur de tensions et de rapports de force quand le réseau hydraulique s’avère insuffisant, défectueux ou est détourné à des fins privées.
Dédiée à l’espace public du jardin et à sa pratique sociale, la troisième partie confirme là encore que, loin d’être “des espaces isolés et reclus”, les jardins sont au centre d’affrontements entre les intérêts privés et les intérêts publics. Les premiers, pour l’essentiel représentés par des riverains, revendiquent un accès privilégié aux jardins du Luxembourg par la détention de clefs ou par l’ouverture d’un accès direct au jardin depuis leur propriété. La prolifération de ces “régimes d’exceptions” accordés à un petit nombre discrédite les textes normatifs de l’administration royale, peinant à les imposer et à les faire respecter par le plus grand nombre qui ne cesse de les contourner. Si les clôtures du jardin ne le préservent pas des effets de la ville, elles servent en revanche à développer des activités illicites, favorisées par les conflits juridictionnels et les concurrences institutionnelles exercés dans la ville et dans les limites du jardin. L’appropriation des espaces jardiniers se manifeste également lorsqu’il est question de transformer ou de détruire le Palais-Royal, propriété privée du duc de Chartres: le public se mobilise et oppose au duc son droit et sa position d’usufruitier du jardin. Ce public est cependant loin de former un groupe homogène d’individus disposant des mêmes droits d’entrée au jardin, régulés selon l’appartenance à une classe sociale distinguée par l’habit, établissant ainsi une hiérarchie sociale quant à la pratique de la nature dans la ville.
Sous la Révolution, les usages sociaux et politiques du jardin seront bousculés au nom d’une régénération de la communauté civique. Le jardin sera arrangé en un espace nourricier destiné à l’alimentation des populations. Son organisation continuera toutefois de respecter le discours de l’Ancien Régime: protéger les parterres de la main destructrice de la populace. Il reste donc à explorer cette “histoire environnementale de la ville révolutionnaire”, comme le suggère Jan Synowiecki.
Laurence Lippi
École des Hautes Études en Sciences Sociales (Centre Alexandre-Koyré)